L'être humain est-il un algorithme comme les autres ?
ENTRETIEN. Respirer, sentir, décider : sommes-nous autre chose qu'une suite d'opérations élémentaires ? Le grand public s'empare de cette question séculaire.
Propos recueillis par Romain Gonzalez
C'est sans doute l'une de ces questions dont la réponse, forcément incomplète, n'a que peu d'intérêt en comparaison des interrogations qu'elle fait naître. Depuis des siècles, philosophes et scientifiques se demandent si l'être humain est réductible à un ensemble d'algorithmes – soit, selon Le Larousse, à « un ensemble de règles opératoires dont l'application permet de résoudre un problème énoncé au moyen d'un nombre fini d'opérations ». Derrière cette question se dissimule une opposition frontale entre les défenseurs d'une vision computationnelle du corps humain, à l'image d'un Yuval Noah Harari déclarant que « les êtres humains, les girafes, les virus sont tous des algorithmes. Ils sont différents des ordinateurs, dans le sens où ce sont des algorithmes biochimiques, qui ont évolué au gré de la sélection naturelle, sur des millions d'années », et, de l'autre, les tenants d'une ligne moins mécaniste.
Les approches contemporaines, nombreuses, se portent désormais sur le parallèle possible entre fonctionnement du corps humain et algorithmes informatiques. Loin d'être un champ confisqué par certains spécialistes, le sujet captive le plus grand nombre, mêlant découvertes en neurosciences et philosophie de Giorgio Agamben, entre autres choses. Rachel Delpierre*, étudiante à l'université Toulouse-1-Capitole, fait partie de ces passionnés. Elle dévoilera le 19 juin 2019, lors d'une soirée organisée par « Toulouse is IA », les résultats d'un groupe de recherche portant sur la question : « Tout l'être humain est-il algorithmable ? » Nous lui avons posé quelques questions.
Le Point : Vous vous intéressez à la dimension « algorithmable » de l'être humain. Qu'entendez-vous par là ?
Rachel Delpierre : Tout d'abord, le terme algorithmable n'existant pas, il peut être sujet à de nombreuses interprétations. Il est surtout utile, car il charrie de nombreuses interrogations. Principalement, il s'agit d'interroger via ce terme la comparaison de l'intégralité des processus cognitifs et physiologiques de l'être humain avec des algorithmes.
La traduction des phénomènes physiologiques et plus largement biologiques en langage mathématique est une vieille chimère. Galilée lui-même écrivait : « Le livre de la nature est écrit en langage mathématique. » Quelle est l'actualité de cette idée ?
Aujourd'hui, l'enjeu majeur se situe sans doute dans le dévoilement et la compréhension approfondie du fonctionnement de notre cerveau. Les recherches, nombreuses, permettent d'expliciter de plus en plus de mécanismes cognitifs. En parallèle, les scientifiques s'inspirent depuis déjà de nombreuses années du fonctionnement du cerveau dans le domaine des statistiques et de l'intelligence artificielle – l'exemple le plus connu étant celui des réseaux de neurones artificiels.
Le discours, très audible aujourd'hui, au sujet de l'algorithmisation de l'être humain ne masque-t-il pas les nombreuses recherches dans le domaine du biomimétisme ?
Il y a toujours eu cette tension entre les discours portant sur « l'algorithmisation de l'être humain » et les réflexions sur « l'humanisation des algorithmes » – par humanisation, j'entends évidemment une inspiration des phénomènes physiologiques. Après, les limites sont immenses : certains discours sur le biomimétisme oublient de préciser qu'en ce qui concerne le cerveau, nous sommes loin d'être certains des fonctionnements précis de ce dernier. Nous copions donc peut-être des mécanismes qui ne sont pas parfaitement exacts !
Dans tous les cas, nous sommes toujours loin d'une potentielle « mise en algorithmes » de l'intégralité de nos processus physiologiques, non ?
Absolument, c'est d'ailleurs ce que nos recherches montrent. La notion cruciale de subjectivité est un élément-clé, dont les mécanismes ne sont pas connus dans leur intégralité. Prenez un juge par exemple : sa subjectivité, sa prise en compte des cas personnels le caractérisent. C'est là toute la différence avec le fonctionnement d'un algorithme informatique.
Cynthia Fleury apporte un éclairage intéressant à la question d'une possible comparaison entre individus et algorithmes. Elle sépare sur le plan théorique individus et dividus – ce dernier concept ayant trait à l'assemblage de différents algorithmes « dépourvus d'un moi unique ». À ses yeux, la singularité d'un être vivant est justement de ne pas être uniquement constitué d'un assemblage de phénomènes algorithmiques. Il y aurait « quelque chose de plus » : une subjectivité, une morale, une spiritualité, selon les points de vue.
C'est ce que l'on a mis en évidence dans notre conclusion. Là encore, la clé se situe sans doute dans notre cerveau : celui-ci centralise une quantité d'informations phénoménale, et a pour mission de les classifier, de les prioriser. Cela a beau nous paraître naturel, c'est un exercice absolument unique. C'est sans doute là que réside ce « mystère », ce quelque chose de plus. Nous n'en sommes pas encore au point où nous arriverons à traduire dans un algorithme informatique, rédigé dans du code informatique, une telle complexité de fonctionnement.
Cela pourrait-il être envisageable à moyen ou long terme, lorsqu'on aura analysé – ou fait analyser – des quantités de données beaucoup plus importantes ?
C'est très difficile à dire. Nous en sommes encore à analyser le fonctionnement de nos « sous-systèmes » physiologiques – voix, vision, mémoire, etc. Traduire nos normes sociales, nos habitudes culturelles en langage informatique paraît encore plus difficile. Nos règles de vie en société sont souvent extrêmement fines, et nous avons nous-mêmes beaucoup de mal à les analyser.
* Rachel Delpierre a été accompagnée dans ce projet par Michel Rouffet, Dylan Ledanois, Nolwenn Armogathe, Jean-Baptiste David, Raphaël Mathon, Benjamin Anizon, Eleazar Mbock.
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